Chapitre VIII

Les amours et le travail

J’allais veiller de temps en temps chez les voisins, en particulier chez les Morissette, puisqu’un garçon Morissette travaillait avec moi, c’était Albert, et nous étions bons amis. La plus grande fille de la maison Morissette semblait s’intéresser à mes chansons, ce qui attira mon attention. Toujours à l’automne 1919, j’allai aux noces d’un cousin à Albert: Johnny Le Chasseur, avec des compagnons de la scierie. Le père et la mère Morissette y étaient, et la grande fille aussi. Je ne sais pas par quel hasard, à trois ou quatre reprises nous nous sommes trouvés ensemble, sans trop faire exprès. Elle me dit que son compagnon de danse lui marchait sur les pieds et elle ne voulait plus danser avec lui. A partir de là ont commencé les fréquentations plus assidues. Au cours de mars Marie, ma soeur, Mme Joseph Roussel de St-Octave, me demanda pour faire baptiser son fils Benoît, aujourd’hui curé de Ste-Fidèle de Restigouche. Je demandai à la mère Morissette si sa fille accepterait d’être marraine. La réponse fut affirmative et le père Morissette m’offrit sa voiture... On s’épousa le 14 juillet 1920, sans tambour, ni trompette. C’était au début de la crise économique. Le bois avait perdu du prix et la plupart des scieries avaient fermé leurs portes.

Le poste de secrétaire-trésorier de la municipalité de St-Gabriel, de la Commission Scolaire, je fus engagé comme tel. C’était peu rémunérateur, mais c’était un introduction à la secrétarie de la Corporation Municipale qui me tomba dans les mains six mois plus tard. Et six mois plus tard encore, je pris la bédocherie que je gardai quatre ans. Avec le chant des messes, je pouvais me faire $1200.00 l’an. En juin 1925, j’abandonnai mon poste de sacristain, et je me fis camionneur. En 1926, je fus contre-maître des travaux de voirie, du Sept-Lacs à l’église. En 1927, je fis faire la route des Hauteurs, puis ce fut le Casse-Pierre où j’étais contre-maître. Et j’étais toujours secrétaire; après 1928 je devins huissier de la Cour Supérieure.

Le 19 mars 1928, survint la mort de Viateur. Il n’avait pas encore 7 ans. Mon parrain, grand-père Pierre Roussel, mourut en 1930 à l’âge de 88 ans. Il eut peur du ballon R-100 et en mourut. Grand’maman Dubord l’avait précédé quelques années auparavant. Durant les années 29, 30, 31 et 32 je fus très malade, sans jamais savoir ce que j’avais. Je pesais 112 livres, et je ressemblais plus à un déterré qu’à un vivant. Je gardais toutes les mêmes besognes avec l’aide de ma Rose-Anna.

Parmi le peuple, il y a toujours des mécontents, et ce groupe de mécontents de St-Gabriel me faisait beaucoup de misère. "C’est nous autres qui le faisons vivre... il travaille pas, il fait de l’argent... j’ai entendu dire qu’il prête de l’argent... il doit nous voler..." Deux fois l’an, l’on fait faire des vérifications dans les livres de la Corporation et de la Municipalité, et ces auditions coûtent plus cher que mon salaire; et mes plaignards restent le nez planté dans... vous savez ce que je veux dire!

J’avais fait l’acquisition du lot du nord vers 1926. Je gardais un cheval et quand je n’étais pas retenu par d’autres besognes, j’allais travailler à la terre sur ce lot. Je pensais devenir obligé de m’établir là un jour, mais ça s’est arrangé autrement. A l’automne 1932, je n’en pouvais plus. Je voulais mourir malgré moi. J’avais de la misère à me traîner, j’avais des douleurs dans les jambes, les hanches, dans l’estomac, j’avais une soif continuelle, j’étais impatient, je me sentais persécuté, je voyais des ennemis partout, j’en vois encore aujourd’hui, mais je suis plus indépendant... Vers le milieu d’octobre, je vais à l’hôpital St-François d’Assise, à Québec. Après 15 jours d’observation, on suppose que je souffre du goître. Je suis bien couché. Je ne ressens plus de douleurs, mais je trouve le temps long, et la besogne à la maison: un cheval, une vache, les enfants, les livres des deux corporations, la collection des taxes d’automne, etc. Vers la Toussaint l’opération a lieu. Les complications surviennent. Il n’y a pas manqué grand chose pour que j’aille voir mon grand-père Cazeault... Je suis de retour à la maison, l’avant veille de l’Immaculée Conception. Ma coupure à la gorge n’est pas encore tout à fait guérie, et je ne parle pas... je vais peut-être rester muet. N’importe, je suis bien mieux. Après 52 jours d’absence, l’ouvrage, la correspondance, les actions, les saisies s’étaient accumulés. La mère n’a pas pu tout faire, cependant elle a trouvé moyen de faire deux pièces sur le métier à tisser. Moi j’avais engraissé, mais elle avait maigri pour la peine. Je me mets à la besogne et je fais de la voiture; il fallait bien signifier les actions et faire les saisies qui attendaient depuis plusieurs semaines. J’ai froid aux pieds et je reviens fatigué. Un matin, j’essaie de me lever, impossible. J’ai une douleur terrible aux reins, qui a duré assez longtemps. Un mois après mon retour, j’ai commencé à parler. Vers juin, j’étais capable de chanter. Au bout d’un an j’étais passablement rétabli.

La famille commençait à être assez nombreuse. La dernière était la "grande" Marcelle, sauf votre respect... Soit dit en passant que le goître est une maladie pas diable. Pris comme ça ce n’est pas beaucoup mieux que d’être pris par Claveau.

En 1934 "LES MÉCONTENTS" de St-Gabriel grondaient encore. Ce n’est pas surprenant, ils grondent encore aujourd’hui. Plusieurs sont morts, et sont remplacés par leurs enfants.

La terre de Philippe Langlois était à vendre, et Rose-Anna m’a suggéré de l’acheter; les garçons grandissent, nous élèverons des boeufs, des vaches, des moutons, des cochons (cochons comme ceux qui nous critiquent); et si nous perdons nos besognes de secrétaires, nous ne serons pas vis à vis de rien. Cette terre appartenait au Crédit Agricole d’Ottawa, et elle était à vendre pour $1778.00, avec $178.00 comptant et la balance payable en trente ans. Valait mieux acheter cette terre que de bâtir sur le lot du nord. Sur la terre de Langlois, située en plein milieu du village, il y avait maison, grange et hangar. Qui fut dit, fut fait. Alors ceux qui critiquaient Roussel ont changé d’idée, pour quelques temps. Me voyant travailler comme les autres miséreux, les "MÉCONTENTS" de dire: "Il n’est donc pas riche, il travaille, sème, récolte, fait de la clôture, ramasse des roches..." Les jaloux furent moins jaloux.

J’acquérais cette terre pour une "beurrée" c’est vrai, mais il a fallu sacrifier la maison rose pour peu de chose: $750.00. Je l’avais payée $1000.00, j’avais mis l’eau $200.00, je l’avais lambrissée à l’extérieur et à l’intérieur, j’avais bâti l’annexe qui a servi pour la banque: $300.00. Dans le temps il n’y avait pas d’argent, et rien ne se vendait. Il a fallu remuer et ménager comme Séraphin. J’avais quelques piastres prêtées, et il a fallu en perdre presque la moitié pour avoir l’autre moitié. Je mettais mes espérances sur les garçons, quand ils seront grands, on gardera beaucoup d’animaux, et on fera tout ce qui se présentera. Norbert demanda de bonne heure à aller au Séminaire, Irénée à l’école d’Art & Métier, Marc a pu réchapper 6 mois d’école d’Agriculture. Vers 1945, Marc a fait un chantier sur le lot du nord, et la terre de Langlois s’est payée dans le printemps. C’est dire que le lot a payé la terre, et le lot a aussi nourri la terre pendant les années 1935, 36, 37 et 38. Le lot produisait bien dans le temps, et la terre ne produisait presque pas, ayant été négligée pendant plusieurs années. Aujourd’hui le lot n’est qu’une aide. La production de la terre Langlois est satisfaisante.

Avant l’arrivée des autos-neige nos enfants ont fait de la voiture l’hiver, c’est-à-dire le transport des voyageurs. Nous avons eu jusqu’à quatre chevaux. Marc et Irénée y ont goûté pas mal, surtout Marc. Je puis leur rendre le témoignage qu’ils savent ce que c’est qu’endurer une tempête dans le chemin, la nuit. La maman a souvent été inquiète. Les personnalités chevalines qui se sont fait remarquer dans le temps furent: le vieux Pit et la Catin; Dandy a fait sa part de temps que les enfants étaient très jeunes. Le vieux Pit était un cheval qui avait les qualités de mon Blondin, et n’avait pas un de ses défauts. La Catin était une petite jument Belge de 900 livres, elle était bonne pour la voiture seulement. J’ai acheté Catin sans en parler à Rose-Anna; celle-ci, fort mécontente, m’a disputé: "Tu n’avais pas besoin de ça, tu en as déjà trois." Six mois plus tard, j’ai trouvé à la vendre et Rose-Anna s’est opposée, disant: "Elle est fine, garde-là." Se faire disputer une fois en cinquante ans, ce n’est pas si pire. Oh! elle a bien fait des remarques, par exemple, quand j’avais un bas à l’envers ou des bas dépareillés, quand j’avais une bosse à mon chapeau ou bien encore quand je n’avais qu’un bouton d’attaché à mon pardessus...

D’autres personnalités qui se sont distinguées au début de nos opérations comme cultivateur furent: "MUTT & JEFF", deux beaux boeufs de même taille, de même couleur et de même caractère une fois domptés. Je crois me rappeler que Norbert et Marc aimaient mieux le vieux Pit...

En 1936 il fallait prendre la Banque. Nous avions encore la maison rose, n’ayant pas encore réussi à la vendre. J’ai fait construire l’annexe de l’est et nous avons voyagé de la maison

Langlois à la maison rose jusqu’en 1949, c’est-à-dire treize ans. Dans la section résidence de la maison rose, il y avait un locataire.

Résumons:

La Banque;
Le Secrétaire d’école;
Le Secrétariat de la Corporation Municipale;
Huissier de la Cour Supérieure;
Cultivateur;
Chantre (semaine et dimanche);
Les réparations de beurrerie, pendant quelques années;
Et mes activités théâtrales!

Il ne faut pas les passer sous silence, je les ai trop aimées. Toute la famille a passé sur la scène de la salle paroissiale. Viateur y a passé quelques semaines avant sa mort. Parmi mes nombreux compagnons de théâtre, je tiens à signaler l’illustre Sylvio Lévesque (VIO); ses frères, Roméo et Maurice; sa soeur, Gertrude; Cécile Des Rosiers, Rolande, soeur de Vio, Marie-Berthe Rioux, Dr Leblanc, Guy Leblanc, et un grand nombre d’autres. Ces dernières activités ne mettaient rien dans notre porte-feuille, cependant des jaloux, capables de rien, osaient dire: "Ça les paie; Roussel, ça le paie; Vio, ça le paie; si ça ne les payait pas, ils ne s’occuperaient pas de ça." Nous mettions l’épaule à la roue pour les oeuvres paroissiales. Notre récompense, nous ne l’attendions pas en argent sonnant. Quant à moi, ma récompense, je crois l’avoir eue quand même par mes enfants qui sont pour la mère et pour moi, une grande consolation. Quant à moi, je me considère un des plus chanceux de mon temps par rapport à ma famille.