Le 20 février 1907, je suis accepté chez les Frères. Le 21 février la valise est faite et on part pour Mont-Joli pour être près des chars le lendemain matin, et en plus pour m’acheter un habit, le premier a sortir du magasin pour moi. Les autres avaient tous été confectionnés à la maison. Quel habit, $8.00. Rendu à Montréal il me restait à peu près la moitié des boutons... Heureusement que je n’étais pas manchot, je pouvais tenir mon habit en place. Le 22 février, adieu le bas du Québec. Je n’étais pas rendu à Montmagny que je crois avoir passé Montréal. À chaque station, je cherche le nom de la place, et souvent je ne vois rien... Il fait une tempête de chien. De plus, le train est bondé d’immigrants qui ne parlent pas français, et je suis bien trop gêné pour parler au conducteur... Il a une casquette de police. Si je suis obligé de revenir sur mes pas, qu’est ce que je vais faire?... Je n’ai que $4.00. Un peu avant d’arriver à Lévis, un Canadien Français vient s’asseoir auprès de moi. Il était en état d’ivresse, me demande d’où je viens... Lui vient des Hauteurs, placote un peu, me confie ses petites valises et veut s’en aller plus en avant. Je lui demande si on est passé Montréal... "Non, on arrive à Lévis, et Lévis est à mi chemin entre chez nous et Montréal."
J’ai senti chaud au coeur. Il me laisse et ne revient plus. Je suis inquiet pour les valises maintenant. Je vais débarquer à Montréal et qu’est ce que je vais faire des valises. Il est 4 heures... 5 heures... Et mon homme ne revient pas. Je vais à sa recherche. Je le trouve dans le compartiment des bagages, assis sur une grosse boîte et dormant, la tête sur les genoux, avec une bouteille debout, sous la queue de son gilet. Il ressemble à un vieux cheval. Les employés riaient de lui, probablement après avoir bu sa boisson. Je le ramène près de ses valises et je ressens une seconde chaleur au coeur. Malgré la présence de mon compagnon endormi, je suis toujours inquiet et à chaque arrêt, je cherche le nom de la station. Voici une grosse place, c’est peut bien Montréal. Je débarque et je cours. Je cherche l’inscription de la station... D-R-U-M-M-O-N-D-V-I-L-L-E. Je rembarque en vitesse, rassuré. À onze heures trente de la nuit le train entre en gare à Montréal. Je vois les lumières électriques pour la première fois de ma vie. Tous les passagers descendent; l’exemple entraîne et je descends moi aussi. Il y a plus de monde qu’à vêpres chez-nous...
Le grand Frère Michaud est venu à ma rencontre:
"Êtes-vous M. Doucet?"
"Roussel" que je réponds.
La connaissance est bientôt faite. Je lui demandais quelques jours plus tard: "Comment avez vous fait pour me reconnaître à travers les autres?" Il répondit: "Je n’ai pas eu de misère, t’avais l’air assez fou." La première journée je n’avais pas les yeux assez grands devant toutes ces merveilles de Montréal. Entre autre, les lumières électriques et les petits chars.
Mes nouveaux confrères avaient eux-aussi les yeux grands pour surveiller mes allées et venues. La seconde journée je remarquais plus que des sourires. J’avais enlevé mon habit de $8.00 pour endosser celui de tous les jours. Tout avait été lavé, tout était bien propre. Quant au pressage je n’ai pas remarqué. La culotte était culotte et non pantalon. De grosse étoffe bleue marine fabriquée par ma défunte mère, et taillée depuis une couple d’années par ma mère adoptive née couturière! Cette culotte avait été lavée plusieurs fois et avait rétrécie sur la longueur. Elle descendait environ 7 pouces en bas du genou, quant au gilet les manches étaient trop courtes de 4 pouces. Quand bien même il n’y aurait pas de boutons, ça n’aurait pas été un mal, je ne pouvais pas l’attacher parce que trop petit... Voyez-vous ce petit bonhomme, de moins de 17 ans, le dos rond et boitant, on m’aurait pris pour un homme de 60 ans; je le crois puisqu’on me l’a dit. Je constate aujourd’hui que mes confrères ont été bien charitables envers moi, d’ailleurs ils avaient frappé l’homme capable de se défendre, sans me vanter.
Un jour, deux jeunes citadins parlant à l’écart, j’entendis: "Fais attention, c’est un habitant, ça c’est fort." Un jour de congé, nous étions à brouetter du ciment pour faire un socle pour une statue du Sacré-Coeur. Ceux de mon âge portaient des charges moyennes et moi, je faisais mettre ma brouette pleine. Alors qu’un a dit: "Qu’est-ce que ce serait s’il avait ses deux pieds?"
Ca n’a pas été long que je me suis fait des amis. Je les faisais rire par mes expressions, même en classe. Un jour mon professeur, un français, me demande quelque chose. J’ai à répondre: "Ben Manque" et lui de dire, avec un accent français : "Qu’est ce que ça veut dire cela?" Je réponds: "Ca veut dire, ca veut dire: tet ben." Et toujours avec un accent français il réplique: "Mais on ne dit pas cela comme ça, on dit peut-être." J’avais un ami, entre tous les autres, qui semblait s’intéresser à moi, du nom de: Cavanagh, un acadien. Je riais beaucoup de ses expressions acadiennes, et lui riait des miennes. J’ai correspondu avec lui jusqu’à sa mort, survenu il y a une douzaine d’années. C’était un garçon intelligent et bilingue.
De février aux vacances je suis allé peu en récréation. Tout mon temps se passait à la salle d’étude, conscient de mon ignorance. Aux examens il s’en trouve quatre derrière moi; ils avaient cependant débutés en septembre. J’évitais de marcher, mon pied faisait encore mal. J’ai ressenti de la douleur pendant plusieurs années. C’est ce qui fait que j’ai une démarche à moi tout seul.
Dire que je ne me suis pas ennuyé, serait mentir, je me suis bien gardé de le dire. Ma peur était de ne pas être accepté pour une autre année. Le père directeur, un Desjardins de Kamouraska, mon cousin, par ma mère, ce que je n’aurais jamais su s’il ne me l’avait pas dit, semblait me prendre en pitié. Je lui dois beaucoup, je me rends compte. A la fin de juin cette année là, alors que tout le monde se prépare à partir en vacances, mon cousin directeur me dit: "Vous n’irez pas chez vous cette année, vous n’êtes pas assez changé. Vous passerez les vacances ici, vous travaillerez au jardin, vous étudierez, et l’argent que vous avez pour aller en vacances, vous vous en servirez pour vous acheter du linge." L’année suivante, la même chose s’est répétée. Ce qui veut dire que j’ai été deux ans et demi sans venir chez nous.
En juin 1909, je m’achète un habit tout laine, barré, et je me surmonte le chef d’un coco. Encore une originalité de ma part, le père cousin m’en fait la remarque: "Un coco conviendrait à un homme de 40 ans." Je viens en vacances chez nous. Juillet et août ne se passent pas trop vite. De retour au juvénat je me "plante"... c’est la dernière année et je ne suis pas brillant: faible en anglais, et cette matière absorbe trop de mon temps. Le résultat de juin 1910 est satisfaisant et on part pour le noviciat de Joliette, pour un an. L’apprentissage du noviciat, le temps des épreuves. Ca été difficile par moments, mais pas insurmontables. J’ai vu pire. Tu as vu pire. Nous avons vu pire. L’année 1910 était l’année du congrès eucharistique international de Montréal. Mon noviciat était commencé depuis quelques semaines, alors je n’ai rien vu de ce congrès. Le noviciat terminé, je reçois mon obédience pour St-Lambert, en face de l’Ile Ste-Hélène et de Montréal.
Là, je commence à enseigner la première et deuxième année. Belle place, bons confrères, trois seulement. Bonne population, partie anglaise, partie irlandaise, partie canadienne-française. C’est au cours de cette année, 1912, que le Titanic a fait naufrage. C’est en janvier 1912 que je suis appelée à prononcer mes voeux temporaires de 5 ans. Papa et mon demi-frère Paul sont venus à Joliette.
A la fin de cette année scolaire, le curé de St-Lambert, M. François-Xavier Rabeau, amène ses trois Frères faire un voyage aux Mille-Iles, dans le bas du lac Ontario. Promenade de deux jours, en bateau et en chemin de fer. Ce fut un des beaux voyages de ma vie.
Aux vacances 1912 je suis nommé à Terrebonne, 20 milles au nord de Montréal. Pendant les années que je suis demeuré là, je me suis senti de plus en plus miné par la maladie.
Aux vacances 1914 je viens visiter ma famille. En arrivant j’apprends le naufrage de "L’Empres of Ireland" près de Pointe au Père. Quelques heures plus tard, les journaux nous annoncent la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne. En faisant une visite à mon oncle Xavier Roussel, celui-ci me dit: "Tandis que tu es ici, c’est le temps de te faire payer tes héritages." Ces héritages, venant de maman, étaient attachés sur la terre du nord de la rivière Neigette, terre que papa lui avait vendu après mon départ, et mon oncle Xavier retenait les termes annuels en attendant que je donne quittance. Alors, j’ai dit à mon oncle: "Je vais aller chez le notaire avec papa, et je vais renoncer, sans que papa me paie. Je le trouve assez misérable, seul pour travailler, p’tit Paul étant encore jeune, une grosse besogne, une grande famille; d’ailleurs il m’a déjà envoyé quelques argents de temps à autres durant mes études." Ma tante Anne, sa femme, soeur de ma défunte mère, me dit: "Si un jour tu en as besoin..." Et je compris tout de suite ce qu’elle voulait dire: (Si un jour tu sors de communauté), alors j’ai répondu: "Si j’en ai besoin, je quêterai." Je ne m’attendais pas de défroquer, c’est vrai, mais je n’ai jamais regretté d’avoir renoncé à cet héritage.
Aux vacances 1915 je suis nommé à l’Académie St-Jean-Baptiste de Montréal. J’ai bien aimé mon séjour à St-Jean Baptiste. Je n’avais que ma classe à faire et des études personnelles. Nous étions une trentaine de frères, douze à treize cents élèves dans le temps. Aujourd’hui c’est bien diminué, les juifs ont envahi ce quartier, et les canadiens-français sont moins nombreux qu’autrefois.
J’étais appelé à renouveler mes voeux de cinq ans en janvier 1917... et je me disais dans 5 ans, j’aurai 32 ans. Si ma santé n’est pas meilleure, je ne serai peut-être pas admis aux voeux perpétuels... D’ailleurs, l’enseignement ne me va pas. Dois-je abandonner ou continuer? Je m’en fis une maladie. J’avais été si heureux pendant ces dix dernières années de ma vie que c’était difficile de changer d’état de vie sans réflexion. Je fus alité du 8 décembre au lendemain de la Noël. Une congestion de foie, disait le médecin. Le 2 janvier, je pars. Je me trouve de l’ouvrage dans une manufacture de munitions de guerre à Montréal. Je ne suis pas fort pour brouetter, transporter du fer, des obus, etc... Un soir, fatigué, je me rends à ma pension, en tramway bondé de travaillants; je m’assieds et je m’endors, et je traverse toute la ville sur un banc froid. Le lendemain, je ne suis pas capable de marcher, le jour suivant de même. Je me dis: "Avant que mes quelques argents soient épuisés, je vais aller chez Papa à Ste-Luce, aujourd’hui Luceville.. Ca ne me le disait pas beaucoup, je craignais d’embarrasser, mais quand on ne peut pas faire autrement.