Chapitre V

L'adolescence

J’avais environ 13 ans quand papa me fit don d’un petit poulain, blond, crin blanc, queue blanche. Il ressemblait plus à un veau qu’à un cheval. "Flag", sa vieille mère de 27 ans, n’avait pas de lait. Le pauvre petit était voué à une mort certaine. Nourris le au lait de vache me dit papa, et si tu le réchappes ce sera ton cheval. A 22 mois le cheval travaillait aux semences.

Une fois, papa va à la mer de Ste-Luce, chercher un baril de poisson. En revenant, le soir tard, dans la savane de la mer, deux hommes sortent du bois. Un saute à la bride du cheval, l’autre s’attaque à papa. Papa, surpris, crie: "Blondin"... Blondin se mâte grand debout et décolle comme une balle. Mes deux hommes tombent dans le talus. Deux jours plus tard on apprenait qu’un vol avait été commis au magasin Danjou de Luceville. Papa disait: "Blondin mourra ici". "On ne le vendra pas". Mais il n’a pas tenu parole. Blondin avait une gueule de fer. En outre de traîner un homme comme une mitaine, il ouvrait les portes, défaisait une clôture, ouvrait une barrière quand quelque chose l’intéressait de l’autre côté, enlevait sa bride, dénouait son attache, ouvrait les bidons à lait et trouvait le lait si bon qu’il le buvait jusqu’au fond.

Ce fut un bien dur sacrifice pour moi de laisser papa et Blondin le 20 février 1907... quoi, nous étions trois bons amis. Je me disais, je le reverrai. En effet, en 1914 je descends du train à Mont-Joli et, à peine dix minutes plus tard, je rencontre Blondin, il avait changé de maître, mais s’était bien conservé. Je fus ému. Si je n’avais pas été gêné j’aurais arrêté le conducteur et j’aurais flatté mon Blondin. Chose curieuse, toute ma vie, j’ai rêvé à Blondin... Il y a quelques années, je le rencontrais chez le dentiste Landry, en rêve. Il voulait se faire extraire la seule dent qui lui restait. Je lui ai dit bonnement: "Comment se fait-il que tu n’aies plus qu’une dent et moi j’ai presque toutes les miennes? Et je suis plus vieux que toi de treize ans..." Il va de soi que je n’ai pas eu de réponse. Il me regarda avec de grands yeux ronds et humides comme s’il s’était senti blessé, puis me fixa le dessus de ma tête qui était chauve. Alors pour réparer ma bêtise, j’ajoutai: "Peut-être que tu as travaillé de la mâchoire et des dents plus que moi." Drôle de manière de "garrocher" un compliment à un ami...

J’avais environ quatorze ans. Un dimanche après midi de printemps, après les sucres, maman Adèle décide d’aller chez les Landry, de l’autre côté de la Rivière Neigette, chercher une bouteille de sirop d’érable. La rivière est comble d’eau et couverte de billots. Les écarts sont encore enneigés. En face de la demeure des Landry il y avait un chaland. Il suffisait de crier et quelqu’un venait traverser celui ou celle qui voulait aller de l’autre côté. Au retour, Ti-Pit Landry, qui avait environ mon âge, rame, et maman est confortablement assise à l’arrière de chaland. Ti-Pit raconte qu’il a dit, en voyant de gros billots flotter le long du chaland: "Seriez-vous capable de vous tenir la dessus?" Maman se lève et "plouk" à l’eau. Elle dit qu’elle a compris que c’était temps de débarquer. Heureusement, Ti-Pit, sans énervement , rame vers le bord, entraînant la mère, une main ou un bras agrippée au chaland, et de l’autre main tenant sa bouteille de sirop d’érable. Aucune perte de vie n’a été déplorée, pas même la bouteille de sirop.

Maman arrive à la maison passablement rafraîchie et joliment humectée. De sa sortie de l’eau à la maison il y a environ un mille a parcourir, ça se fait en deux... (Autrefois quand un coursier trottait son mille en dedans de deux minutes, on disait qu’il trottait son mille en dedans de deux.) Les femmes du voisinage prodiguent des soins à la pauvre naufragée une partie de la nuit. Le lendemain matin la mère n’est pas très bien, il va s’en dire. Son bain forcé lui a été contraire. Il n’y a qu’un remède, il faut la réchauffer au "coton". Papa dit: "Il faut aller à Mont-Joli chercher du whiski et du brandy." A cette époque de l’année les chevaux ne peuvent traverser la rivière, il y a trop d’eau. Il faut mettre un chaland à l’eau et aller à Mont-Joli à pied. Une poche vide en bretelle sur le dos et Ti-Louis descend à Mont-Joli. Pourquoi suivre le chemin??? Je passe à travers champs et bois. Les coulées sont encore pleines de neige et la croûte porte très bien. Ca mène comme un beau dauphin, et je suis de retour en moins de temps qu’il en fallait à papa, en été ou en hiver, pour faire le trajet avec son meilleur cheval. Papa n’a jamais su comment j’ai pu faire ce voyage en aussi court temps. Maman a été très reconnaissante par la suite... Dans les jours qui ont suivi, papa riait beaucoup, en commentant le Sermon sur la Très Ste-Vierge qu’avait fait maman pendant son traitement au "Brandy"... "La Très Ste-Vierge n’a pas permis que mon corps reste traîner le long de la rivière..." et papa d’ajouter: "et la bouteille de sirop désagréable" (d’érable). Je sais par expérience que de nos jours le brandy fait chanter, peut être qu’autrefois il rendait éloquent.

A peu près vers la même époque, en automne, quelques jours avant la Noël, je vais à Mont-Joli vendre de la viande. De retour chez nous je constate que je n’ai pas beaucoup d’argent; cependant j’ai fait de la collection de compte et j’ai vendu pour de l’argent comptant. Je soupe, je mange un peu, et je n’ai pas beaucoup de façon. Papa s’informe, constate lui aussi que le magot n’est pas gros. "As-tu acheté quelque chose? As-tu changé de l’argent? As-tu perçu des crédits?" "Ah, je me rappelle, une dame Madore m’a payé son compte de $3.00, m’a montré un $20.00, je lui ai compté $17.00 et je crois qu’elle a oublié de me donner le $20.00..." J’examine le porte-feuille et pas de $20.00. Papa, pas trop de belle humeur, accompagné de belle-maman, ne ménagent pas les compliments, et ajoute: "Tu vas aller chercher ça, ce soir."

Il y a sept ou huit milles. Il est sept heures du soir. Je fais semblant de rien, je chausse ma plus légère casquette et fait semblant d’aller dehors et je file vers Mont-Joli en passant la rivière sur la glace, vis-à-vis la maison. Quand je suis à environ 1½ mille, je me retourne pour voir ce qui se passe à la maison, et je vois un fanal qui s’en va vers l’étable. L’homme semblait courir. Papa s’est aperçu que son fou est parti en peur. Il attelle son meilleur cheval et me poursuit en faisant détour, parce que là où j’ai passé la glace n’est pas assez épaisse pour porter un cheval, pendant que moi je file, la tête dans les nuées. C’est dommage, il y a une petite couche de neige molle qui me rend le course difficile, vraiment j’aurais pu faire mieux que ça. Enfin papa me rejoint devant l’église St-Joseph de Lepage; je n’avais plus que vingt arpents à faire. Heureusement, Madame Madore m’a fait remise de $20.00.

A seize ans je décidai d’aller hiverner au bois. Je pars le 15 novembre 1906. Je reviens deux jours avant Noël, un pied gros comme ma tête, très souffrant. Je dus rester le pied sur une chaise jusqu’au commencement de février. On a cru que ce mal avait été causé par une botte trop petite.

C’est alors que ma tante Marie-Anne Roussel, soeur de papa, (Mme J.O. St-Laurent) vint me suggérer d’aller chez les frères St-Viateur. J’avais fait ma première communion le 21 juin 1900, c’est à dire à dix ans jour pour jour, et je n’étais pas retourné à l’école. Mon bagage intellectuel n’était pas énorme. Cependant je me croyais bon. Je savais mon catéchisme par coeur, mes tables de multiplication parfaitement. J’avais pratiqué à l’âge de douze, treize, quatorze ans, en commerçant sur les peaux vertes, de la viande, etc... J’avais à écrire et à calculer. Papa élevait et achetait des animaux, les tuait quand ils étaient gras, et j’allais vendre la viande à Mont-Joli et à St-Angèle. Ce qu’on ne tuait pas nous-mêmes était vendu vivant et j’allais conduire ça derrière la charrette, à un nommé Chasseur, de St-Donat, qui détaillait à Mont-Joli. Ca se faisait généralement la nuit, après la journée, en me reposant. J’ai eu parfois beaucoup de misère parce que ça ne marchait pas toujours "comme des maîtresses d’école" ces animaux là. Quand ils suivaient trop bien, au lieu de suivre en arrière avec un fouet, je montais dans la charrette et je m’endormais.

Une nuit d’automne, la jument "Ketté" au lieu de suivre le bon chemin se dirige vers l’endroit ou papa l’avait achetée six mois plus tôt. Vers trois heures du matin, un des gros boeufs qui suivaient soulève le derrière de la charrette en mugissant. Je ne sais pas si le petit gars se réveille, écarté complètement. Je frappe à la porte de la première maison, et on me dit que je suis dans le cinquième de St-Anaclet. Je n’ai pas besoin d’ajouter que j’ai changé de direction. Je me suis vanté seulement un an plus tard.

Une autre fois, j’étais dans les côtes de roches de St-Angèle. J’avais deux cochons dans une boîte. L’un d’eux se met dans la tête, sa tête de cochon, de sortir entre deux planches qui n’étaient pas assez rapprochées. Il crie, se débat comme un diable dans l’eau bénite, et je n’ai rien pour l’empêcher de sortir de la boîte. Il fait nuit. Je cherche une roche, je n’en vois pas; je cherche un bâton, je n’en trouve pas. Je réussis à attraper un coton de framboisier que je lui introduis délicatement dans le nez. Le voyez vous reculer dans sa boîte. Ce n’était pas tout. Il fallait à tout prix rapetisser le passage, et je n’avais rien. Je sonde la clôture, oh, prodige, de la vieille broche. Je ne me fais pas scrupule d’en dérober un bon bout, et une fois en sûreté je tombe sur "Fanny" et ne me contente pas seulement de lui hâter le pas... Vous allez peut être trouver que je change de chevaux souvent; ne vous en faites pas, on en avait jusqu’à cinq, six, sept à la fois, sans compter les poulains. On en avait de tous les prix et de tous les goûts.