Vers ce temps-là arrivent les fromageries, les séparateurs à crème (centrifuge), puis la beurrerie. La corvée de la mère qui consistait à faire écrèmer le lait dans des plats et des crémeuses, laver tous ces "vaisseaux", faire le beurre à la barate à bras, saler le beurre, le mettre en tinette. Toutes ces pratiques sont maintenant disparues. Cependant il en reste assez: la traite des vaches, l’élevage des veaux, le soin de la maison, les enfants à élever, sans oublier les poulets, le rouet, le métier à tisser, le jardin, la culture du lin, la préparation de la filasse, etc, etc, etc.
Pauvre maman. Elle était travailleuse, très adroite, mais de faible santé, rhumatisante, cardiaque. Elle a dû mourir à trente trois ans. J'avais neuf ans, Marie ma sœur, sept ans, Emilie, six ans, Pierre, quatre ans, Claire, environ deux ans. Pierre et Emilie sont morts environ quinze jours après leur mère. C'était dans l'été 1899. Maman gardait le lit. Un médecin vint lui prescrire des remèdes qui lui furent tout à fait funestes. Je l'avais vu au dîner, elle ne semblait pas aller plus mal que de coutume, seulement se plaignait de la chaleur et du manque d'air. Dans l'après midi, nous travaillions au foin. Vraiment il faisait chaud. Mon oncle Thomas chargeait, et moi je foulais. On nous crie de la maison. J'entends, mais ne comprends pas. Thomas comprend. "Vite, descends, dételons la jument, il faut aller chercher le Bon Dieu, ta mère se meurt." L'église est à trois milles environ, ça ne prend pas deux heures, mais quand le prêtre arrive, la mort a fait son œuvre. Le vieux curé Cyprien Gagné récite les litanies de la Sainte Vierge et d'autres prières, dit quelques mots à papa et s'en va. Papa et les femmes du voisinage, réunis dans la chambre, sont consternés. Moment terrible que celui de la mort pour celui qui la voit venir, comme maman l’a vu. "Je vais mourir, je n’aurai pas le temps d’attendre le saint viatique. Priez, priez." Elle répondait aux prières à pleine voix. "C’est terrible la mort" disait elle. "Mon pauvre Pitt, mes pauvres enfants." Puis elle penche la tête, les narines pâles comme si elle manquait d’air, elle essaie de prendre un grand respire, et c’est tout... J’aurais voulu être plus vieux pour dire à l’assistance: "Otez-vous donc dans la porte de la chambre", parce que quelques jours auparavant elle ne voulait pas qu’on reste dans la porte, elle disait: "Ne restez pas là, j’étouffe."
A neuf ans, on se fait des idées curieuses... pauvre maman, elle n’a pas eu les derniers sacrements, est-elle sauvée? Il est vrai que le vieux curé est venu la confesser il y a environ quinze jours. Le dimanche qui a suivi sa sépulture, Monsieur le curé l’a recommandée aux prières, et a ajouté à peu près ceci: "A trente trois ans vient de disparaître une des saintes femmes de ma paroisse." Papa pleurait, mais moi vous ne saurez combien je me suis senti soulagé.
Pendant que maman était exposée, nous avons travaillé aux foins. Papa était sur le voyage et moi je tirais le foin dans la porte du fenil. P’tit Pierre était près de nous autres et chantait de sa belle voix. "Pauvre petit garçon, disait papa, il ne sait pas ce qui se passe." Pendant le veuvage de papa nous avons eu les services d’une vieille femme de 77 ans. Elle faisait l’ordinaire, le lavage et tenait maison. Elle mourait chez elle, dans le voisinage, environ quinze ans plus tard. J’étais parti de chez nous alors. La petite Claire alla demeurer chez son grand-papa Roussel pendant une couple d’années.
Papa se remaria au commencement de l’hiver 1899. Il fallait aller chercher Claire pour des raisons que je n’énumérerai pas ici... Chez grand-papa furent chagrinés. Elle mourait environ un an plus tard, huit jours avant l’oncle Thomas. Thomas était parti de chez nous et marié depuis un an. Il avait 22 ans. Marie se maria a 19 ans. A 16 ans, je décidai d’aller hiverner au bois; je pars le 15 novembre et je reviens deux jours avant Noël, un pied gros comme la tête, bien souffrant. Je dûs rester le pied sur une chaise jusqu’au commencement de février.