Chapitre III

L'enfance

J'ai commencé jeune à conduire les chevaux. Dans ce temps-là le laboureur tenait la charrue, et le petit gars touchait, c'est-à-dire conduisait les chevaux. Il arrivait que le toucheux fatiguait vite, alors papa encourageait de toutes sortes de manières: " Encore un tour et on mangera une bouchée. Encore un tour et on se reposera. Encore un tour et on détellera. C'est ambitionnant mon fils, qu'après un tour c'est l'autre." Il arrivait parfois qu’après avoir dit: "Encore un tour ", il en faisait deux, même trois.

Papa était bon compagnon à l'ouvrage: joyeux, enjoué. Il disait souvent: " Es-tu capable de, etc.". Et je répondais, vers l’âge de 10 ans: "Ah non, je ne connais pas ça, je viens des Etats." J'avais entendu dire ça par un homme qui travaillait chez nous. On lui parlait de quelque chose et il disait toujours: " Oh, je ne connais pas ça, je viens des Etats". Papa riait parfois, tantôt ça le froissait et disait: " Y é ti tannant avec ça, gard' c' nez, gard’s’ face."

Un jour nous labourions sur la première terre, et le soir venu, j'étais bien fatigué. Papa me fit monter sur la grosse jument brune "Jim". ( Je dis grosse, dans ce temps-là un cheval de 1000 livres était gros.) Puis, allons-nous en à la maison. Papa suivait avec un jeune cheval peu dompté... Voyez-vous venir la rivière? Y a toujours une rivière à traverser. Jim ne l'a pas dit, mais elle devait avoir soif. En arrivant à l'eau, sans tenir compte qu'elle avait le derrière plus haut que le devant, baisse la tête pour boire. Le collier lui descend sur les oreilles et p'tit Louis qui se tient après le collier, fait la plus belle culbute et tombe à l'eau. Papa qui suivait à peu de distance me tire d'embarras. Les premières paroles de papa dont je me rappelle furent: " Tu as manqué te noyer, regarde, je suis tout mouillé." Je l'étais moi aussi. Mon imagination d'enfant ( je n'étais pas encore allé à l'école) me fit voir maman me préparer un petit coup chaud et une chemise de flanelle, chaude aussi, en arrivant à la maison et apprenant que je me suis presque noyé. Il n'en fut pas ainsi; maman adressa tout d'abord un reproche à papa d'arriver tard pour la traite des vaches. Dix vaches, et deux très difficile à traire. La " Laplante" dure comme dix; et la " Thibault" qui marche tout le temps de la traite. ( Dans ce temps-là, les vaches se trayaient dans un petit clos.) Imaginez ma déception! Il ne faut jamais désespérer. La traite des vaches terminée, maman me fit changer de chemise, me fit un petit coup de poivre, sucré et chaud, me fit souper et j'ai bien dormi cette nuit-là.

Quelques années plus tôt, il m'est arrivé des aventures qui auraient bien pu me coûter la vie. Nous avions une jument blanche qui s'appelait" Clyde" mais on disait " Claille". Papa alla chercher un chaudron à sucre pour faire du savon chez Georges Raymond, le père de Ti Jos Raymond. En revenant, papa marchait derrière la voiture, probablement qu'il avait froid aux pieds. Voilà tout à coup que "Clyde" décolle en peur. Je regarde en arrière et je vois un petit bonhomme loin, loin... loin... Je pleure, je crie, je tombe sur le chaudron, je me relève. Je tombe encore. Puis v'lan, la " Blanche " entre tout rond dans l'étable, la porte étant ouverte,

car mon oncle Thomas Langlais y travaillait. La jument seule, entre. La voiture, le chaudron et p'tit Louis restent à la porte. Le chaudron seul n'a pas de mal.

Vers le même temps, papa alla chez l'oncle "Cazeault" (Xavier Roussel son frère); au retour, papa marche encore derrière la voiture. Un groupe d'enfants qui s'amusaient avec des grelots firent peur à "Blanche" qui décolle encore une fois comme une des plus belles. Papa hérite du dossier de la voiture et moi je file avec la " Blanche". Cette fois, la porte de l'étable est fermée. Tout se trouve à la porte: jument blessée, voiture hors d'usage, p'tit Louis blessé au visage.

Vers le même temps, mais en été cette fois les veaux étaient couchés près du four. J'avais une voiturette, une boîte d'environ 2 ½ pouces de long et 1 ½ pied de large ainsi qu'un pied et demi de haut sur quatre roues de bois franc, une bonne corde à l'avant. Il ne manquait plus que des freins d'urgence et une couverture en cas de pluie. Je passe la corde autour du cou du veau le plus vigoureux et je m'assied dans la boîte et je crie: "Marche, Hue, Hia, Get up, Wo." Je ne sais pas si le veau décolle. Chaque pas qu'il fait, il se frappe les pattes sur la boîte et se dirige vers- - la rivière- - la fameuse rivière- - Maman me voit passer mais n'a pas le temps de me saluer, ni de me faire ses recommandations. Heureusement mon veau va s'arrêter près d'un autre groupe de veaux, un peu moins veau que lui, puisqu'ils étaient plus gros. Papa vient vite à mon secours. J'avais eu peur, mais je n'avais aucune blessure; seulement j'avais du "Caca" dans la figure.

Le voisin était proche. Comme ma petite sœur Marie avait deux ans moins que moi, les enfants du voisin m'intéressaient plus qu'elle. Un jour je trompe la surveillance de maman et je vais chez le voisin. La dame ne dit rien. Après quelques minutes je lui dis que j'ai faim. Elle prend du pain, le trempe dans la chaudière à l'eau, y met du sucre et voilà non pas une belle beurrée, mais une trempée à l'eau sucrée. Elle était bien meilleure que celle de maman qui les trempait dans le lait écrèmé, c'était nouveau! Au retour chez nous, devinez ce qui arrive... Le lendemain, malgré ma promesse de la veille, j'y retourne... mais ça me coûte. Je fais semblant de passer droit. La dame se dit: "Il peut se jeter dans le ruisseau. " Il y en avait un (le ruisseau des sept lac.) Elle m'arrête, me donne une bonne tape où je m'assoie ordinairement... et me dit: "Marche chez vous."

Les années, ça passe vite. Je commence l'école. On dit que je suis extraordinaire. Comment sont donc les autres! L'institutrice me gêne affreusement. Plus je l'aime, plus elle me gêne. Elle me gêne le jour, elle me gêne dans mes rêves. Je suis à l'église, je suis ici, je suis là, toujours en rêve, la maîtresse y est toujours, et malheureusement, je suis la plupart du temps, court vêtu...

Comme j'étais le plus vieux chez nous il fallait rendre de nombreux services. J'étais bon marcheur. Je courais comme un chien, nu pieds. Plus il y avait de la poussière ou de la boue, plus ça pédalait. Un matin, maman m'envoie au faubourg ( le village) chercher un fuseau de fil noir Nº 30, un fuseau de fil blanc Nº 36, et elle me donne des œufs dans une petite chaudière; puis elle me dit de dire à Monsieur le marchand de me donner du " nanane" pour le reste. Deux petits gars s'amènent. Un plus petit que moi et un plus grand. Donne-nous du " nanane ", toi, petit m... Je dus leur en donner, et tout... et il ne m'en a pas resté pour ti-sœur. Je fus jeune, victime des bandits.

Le dernier des frères de maman est venu demeurer chez nous de dix à vingt ans. Un jour de l'an, de retour du chantier il s'était acheté une bouteille de vin, un flacon de gin et un autre de whisky. Va à la messe un dimanche, peut-être le jour de l'an même, et je garde la maison. Si je goûtais à son vin? Si je goûtais à son vin? J'y goûte... Pas méchant ce p'tit vin là. Je goûte au gin. Ça fesse ça Monsieur... Le whisky est peut-être moins bête. J'y goûte passablement, et je tombe dans un monde merveilleux, vraiment étrange. Ça été ma première brosse. Je devais avoir dix ans. J'ai appris qu'il ne fallait pas mêler ni abuser des bonnes choses.

J'aimais beaucoup aller à dos de cheval. Un jour, papa travaillait sur la première terre, et moi, j'étais à la maison. Il y avait dans l'étable une vieille jument que j'aimais beaucoup. Ce n'était pas la jument "Clyde ". Je lui mets la bride et je commence à courser autour des bâtisses, dans le chemin de la grange. Malgré la distance, papa voyait ce qui se passait. Il se demande ce qu'il peut bien y avoir, vient à la course voir ce qu'il y a. Si tu aimes tant ça te promener à cheval, prends la blanche qui est malade et va de la grange à la maison, deux fois le pas, et une fois le trot. Je compte les tours et je suis fidèle. Papa revient encore, je t'ai dit: " Deux fois le pas et rien qu'une fois le trot, tu trottes tout le temps, je te vois, je te regarde." "Mais papa, vous vous adonnez toujours quand je fais le trot, regardez quelques fois quand je fais le pas."

Cet été là je couchais au grenier du hangar, et quand papa allait soigner son cheval après la veillée en passant près du hangar, il mettait le cadenas sur la porte. Une certaine nuit je dors aussi bien que d'habitude. Je me réveille et ça gratte dans le cadenas. Le petit chien jappe plus que d'habitude et j'entends mon gratteux dans le cadenas qui appelle le petit chien dans le but de faire l'amitié. C'était un voleur. Je me dis que je n'attendrai pas qu'il réussisse à rentrer, je vais faire le brave. Je lui lâche un cri et lui dit de s'en aller. C'est ce qu'il a fait en donnant un coup de pied à "Bijou" qui a fait Wack, Wack, Wack, deux ou trois tons plus haut, et ce fut silence ensuite.

Alors que j'avais environ huit ans, c'était dans le mois d'août et c'était temps de commencer les foins. Tout est prêt, la faucheuse, les chevaux, il faut atteler. La jument blanche a son poulain qui suit. "Ti Louis prends ce fouet là, et envoie le poulain s'il s'approche de la faux." Qui fut dit fut fait. Dès le premier jour le poulain fait un détour et approche de la faux en opération. Je ne sais pas si je me prépare à lui administrer un de ces bons coups, et vlan, j'ai ses deux pattes dans la face. On m'a dit qu'il était neuf heures du matin. Voilà que tout à coup je sors comme d'un profond sommeil. Je regarde autour de moi. Je suis couché dans le lit de maman, et cinq ou six femmes du rang sont autour du lit. Il était quatre heures de l'après midi. J'en ai été quitte pour ne prendre que du lait et de la soupe pendant plusieurs jours. J'avais la mâchoire fracturée à deux endroits, le nez cassé, une entaille à la lèvre supérieure et une autre au menton. Cette dernière est encore visible aujourd'hui. Pauvre poulain... Papa l'a vendu à l'automne, pas parce qu'il m'avait rué, mais parce que c'était son industrie. Elever des chevaux, en acheter, en vendre et en échanger. Je dis qu'il l'a vendu à l'automne $ 25,00, c'était le prix dans le temps, à un marâtre qu'on appelait le cimetière des chevaux. Pauvre poulain, il a dû payer chèrement ce qu'il m 'a fait.

Un matin que papa avait aiguisé sa faux de faucheuse, il voulait la mettre en place et pas moyen. Elle accroche quelque part sans savoir où. Pendant que papa forçait, je mets un brin de foin dans la faux et je me dis: " Tu vas te faire couper mon démon." Je l'enlève, je la remets, puis "fla" la faux part et me coupe deux doigts, presque complètement, et m'en cisaille un troisième. L'engagé, un mangeur de tabac, m'enveloppe les doigts avec des feuilles de tabac, puis: "Va te coucher dans la grange" me dit papa; pour aller à la maison, il fallait traverser la rivière. J'y vais et je pleure mais dans la grange ça fait curieux, ça résonne. Je me dis: "Je braille pour rien, je suis seul ici", puis je m'endors. Au réveil, c'est pas pire. Au bout de trois ou quatre jours je développe les doigts qui sont recollés, et ils le sont encore aujourd'hui.