Chapitre VII

Les hauts et les bas de la jeunesse

Février et mars s’est passé à Luceville. Rien à faire nulle part. Il y avait l’enrôlement seulement et l’enrôlement ne me souriait pas du tout. Je m’en fus alors chez mon beau-frère, Joseph Roussel, où j’ai passé l’été. Il fallait travailler, et surtout pas m’exposer, car j’étais d’âge militaire, et les gens sans emploi étaient exposés à se faire ramasser. Je suis parti à l’automne avec $150.00, des couvertures de lit, de la vaisselle, etc. Je m’en fus à Sayabec, et j’achetai un lot de terre en bois sec, c’est-à-dire que le feu avait passé et que le bois était SEC. J’y ai passé l’hiver, seul, à faire de la pulpe, que je vendais $10.00 la corde. L’habitation était un vieux camp en bois rond. Le dimanche, j’allais chez ma tante Emilie, à 2 milles de là. Elle cuisait mon pain, lavait mon linge. Encore une autre qui a été bien bonne pour moi. A l’automne 1918, j’étais encore à Sayabec, j’avais semé, j’avais fait de la terre, et la récolte faite je m’en fus dans le nord d’Amqui, à un chantier. On construit des camps, on nous promets $100.00 par mois. C’est aujourd’hui St-Tharsicius. Je travaille une semaine, puis "flan" la grippe espagnole. Où aller? A mon camp, chez moi, à Sayabec. Je prends le train à Amqui, et rendu à Sayabec, je change d’idée. "Je vais aller chez ma tante Emilie." En m’en venant, à pied, une voiture me dépasse. C’est quelqu’un qui demeure non loin de chez ma tante. Je lui demande: "Monsieur, pourriez-vous me laisser embarquer, je suis malade." Alors le Monsieur fouette son cheval à tour de bras et se sauve. Je n’ai pas eu besoin de lui dire merci et je me rends à pied, et c’est juste. Je suis oppressé, fatigué, fiévreux, inquiet, etc, etc. Je frappe à la porte, et ma tante me dit: "Qui est là?" Je réponds: "C’est Louis." "Ah, t’as la grippe hein mon vieux, entre vite, je vais te soigner." Elle me met les pieds à l’eau, me couche. Je suis inconscient pendant deux jours. Je parle, je dispute, je divague. Me voyez-vous seul à mon camp? Le conseil municipal de Sayabec fait ramasser tous les grippés et transforme l’école du village en hôpital. Je suis du nombre. Le onze de novembre une garde arrive dans mon appartement en disant: "La paix est signée , la guerre est finie." Je saute en bas du lit, et je suis très bien. Un bon soulagement, la guerre est finie. J’étais demandé à Val-Cartier depuis le mois d’août... Revenu de ma grippe je viens faire un tour à Ste-Luce, chez papa. La visite est fort courte. Je reviens à Sayabec, vends mon lot et je suis venu travailler à une scierie, près du Mont-Comi, c’est-à-dire au Sept-Lacs.

J’y ai passé l’hiver comme mesureur de bois. J’étais en pays à demi connu, puisqu’à vol d’oiseau ce n’est pas loin de l’endroit où j’ai été élevé. L’été 1919, j’ai travaillé à une scierie au village de St-Donat. A l’automne je suis retourné à la scierie où j’avais passé l’hiver précédent.

C’était à l’automne 1919. Nous étions trois bons copains. Ti-Louis Ross, Ti-Louis Goulet et Ti-Louis Roussel. La scierie à laquelle nous avions travaillé tout l’été cessait ses opérations. L’un de nous dit: "Allons nous promener à Rimouski demain." "C’est ça, allons y." Nous avions travaillé tout l’été à $65.00 par mois, il fallait mouiller ça. En arrivant de Rimouski, Ross dit: "Voulez-vous prendre quelque chose, je puis vous trouver ça." C’était en pleine prohibition. Ross disparaît et réapparaît presque aussitôt avec un gros flacon de Gin. Ca coûte $5.00. Moi qui n’étais pas le plus jeune, ni le plus fin, mais le plus généreux, je sors mon $5.00. Maintenant, où allons nous prendre ça? Ross dit: "Je ne prends pas de Gin, je n’aime pas ça. Goulet dit: "Je ne prends pas de Gin, ça me donne mal à la tête." Et me voila avec cette "bosse" incurable dans la poche gauche de mon pardessus, dans Rimouski. La journée se passe sagement. En descendant du train à Luceville le soir, je remarque deux ou trois hommes de ma connaissance, et l’un reconnu pour être vendeur de "liqueurs" en cachette: "M. Roussel, vous allez à St-Donat? Montez donc dans notre voiture." "Pas de refus" que je réponds. "Il nous ferait plaisir de prendre quelque chose" dit l’un d’eux, au départ... Je sors mon trésor, puis un peu plus loin nous dépassons mon papa en voiture à cheval, chargé de ménage de maison. Arrête, s’il-vous-plaît, que je paie la traite à mon père. Le conducteur de l’automobile, un Monsieur Joubert, obéit volontiers.

Rendu à St-Donat, je laisse le groupe et je remarque cinq minutes plus tard que l’automobile est immobilisée dans la grande côte, puis tourne et descend à toute vitesse, happant au bas de la côte deux voitures à cheval. L’une conduite par Louis Caron, et l’autre par Jean-Baptiste Paquette. Un témoin arrive sur les lieux et constate que M. Paquette a le corps défoncé, la poche déchirée et tout le pataclin écrasé... Ce sont ses propres explications, c’est à dire M. Paquette avait un baril de sirop, une poche de farine, et plusieurs autres effets endommagés. M. Caron, ayant subi des blessures corporelles, intenta une action en dommage contre M. Joubert pour blessures et dommages à sa voiture.

Le procès a lieu en 1921, au printemps. Le demandeur, M. Caron, me fit comparaître en cour. Nous sommes à Rimouski trois jours. D’autres procès passent le nôtre. J’écoute ça, et l’avocat du défendeur, le père de Ministre Tessier, me tombe sur les nerfs. Il fait dire, dédire, redire, et dédire encore. Je me disais, mon bougre tu ne joueras pas avec moi comme ça quand viendra mon tour. J’étais nerveux pour plusieurs raisons: ça prenait du temps, et à la maison nous attendions la naissance de Viateur, et j’étais à Rimouski et le médecin aussi. Enfin ça commence, et je me sens faché d’avance. Je tremble comme une feuille.

Viens mon tour de comparaître.

— Votre nom?
— Louis Roussel.
— Votre âge?
— 31 printemps le 21 juin prochain.

Le questionnaire de l’avocat du demandeur est bien raisonnable. Vient le tour de l’autre. — Etes-vous parent avec Monsieur Paquette?
— Oui, c’est l’époux de la soeur de la mère, de la femme de votre serviteur.
— C’est votre oncle alors.
— Ma femme l’appelle son oncle, mais moi je l’ai toujours appelé le père Baptiste.

M. Paquette voulait attaquer à son tour pour dommages, mais ne l’a pas fait. Il s’est contenté de réparer son baril de sirop et de raccommoder son sac de farine. — Aviez-vous de la boisson quand vous êtes monté dans la voiture du défendeur?
— Oui Monsieur.

Le juge demanda: — Qu’elle sorte de boisson était-ce?
— Du Gin, du Melcher, du Meilleur, du Bon.
Le juge: — De quelle dimension était le contenant?
— C’était un cinq point.
Le juge: — Qu’entendez-vous par un cinq point?
— Un cinq demiard.
Le juge: — Combien étiez-vous dans la voiture?
— Cinq.
Le juge: — De quelle manière preniez vous cette boisson, avec un verre ou...?
— Un verre n’est pas pratique sur la route.
L’avocat: — Qu’elle distance y a t’il de Luceville à St-Donat?
— Je ne sais pas.
L’avocat: — Quelle distance, à peu près?
— J’ai juré de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et non des à peu près.
L’avocat: — Vous avez dû faire ce trajet probablement plusieurs fois?
— Oui, je l’ai fait à pied; c’est long. Je l’ai fait en voiture; c’est moins long. Je l’ai fait en automobile; c’est tout court.
L’avocat: — Vous auriez donné un coup à votre père en laissant Luceville?
— Je n’ai pas donné de coup à mon père.
L’avocat: — Comment se fait-il que vous lui avez payé la traite? Et vous jurez que vous ne l’avez pas rencontré?
— Mon père allait à St-Donat, et moi aussi. Nous allions dans le même sens. Je ne l’ai pas rencontré, nous l’avons dépassé. Rencontrer veut dire aller à la rencontre l’un de l’autre.

Il a pris son siège le garçon... Une femme des Sept-Lacs a crié: "Vous ne lui faites pas dire n’importe quoi celui là...". Le garde a crié: "Silence, ou je fais évacuer la salle".

Le demandeur a gagné sa cause, et ça ne lui a pas donné grand chose, et ça dû coûter $1800.00 au défendeur.